Chapitre 11

Peu après, il courait à travers la plaine, en direction de la cité en ruine. L’air fétide sifflait bruyamment dans ses bronches et déjà plus d’une fois il avait trébuché, tant il se sentait encore épuisé par son épreuve récente. En plus, la nuit commençait à tomber et le sol inégal était traître.

Il ressentait toutefois encore le soulagement procuré par l’expérience qu’il venait de vivre : l’immensité de l’Univers. Il avait contemplé l’immensité de l’Univers, s’étendant à l’infini tout autour de lui – dans sa totalité. Et avec elle était venue l’extraordinaire et limpide certitude qu’il était l’objet le plus important qui fût en son sein. Posséder un moi vaniteux est une chose. Se voir confirmer par une machine le bien-fondé d’une telle attitude en est une autre.

Mais il n’avait pas le temps de creuser la question plus avant. Gargravarr lui avait dit qu’il lui faudrait avertir ses maîtres de ce qui s’était produit mais qu’il était prêt néanmoins à laisser s’écouler un intervalle décent avant de le faire. Assez en tout cas pour permettre à Zaphod de décamper et de se trouver une planque quelconque.

Qu’allait-il faire, il l’ignorait, mais de se sentir le personnage le plus important de tout l’Univers lui permettait de croire avec une certaine confiance en l’imminence de quelque évènement. Sinon, rien d’autre sur cette planète désolée n’aurait pu lui donner matière à optimisme.

Il courait donc et bientôt atteignit les abords de la cité abandonnée.

Il marchait à présent au long de chaussées fissurées et défoncées, envahies d’herbes rampantes, criblées de nids-de-poule jonchés de godasses en décomposition. Les immeubles qu’il longeait étaient dans un tel état de ruine et de décrépitude qu’il jugea plus sûr de ne pas y pénétrer. Où pouvait-il donc se planquer ? Il pressa le pas.

Au bout d’un moment, une large route en courbe (ou ce qu’il en subsistait) bifurqua de celle sur laquelle il progressait pour mener à un vaste bâtiment bas entouré de plusieurs autres bâtisses, l’ensemble étant entouré des restes d’une clôture. Le vaste édifice principal lui semblant encore raisonnablement solide, il fit le détour, au cas où il pourrait y trouver… eh bien, il ne savait quoi, au juste.

Il approcha donc du bâtiment. Sur un de ses côtés, la façade apparemment, puisqu’elle donnait sur une vaste esplanade bétonnée, s’ouvraient trois portes gigantesques – vingt mètres de haut, peut-être. La plus éloignée était ouverte et c’est vers celle-ci que courut Zaphod.

À l’intérieur régnaient pénombre, poussière et confusion. Des toiles d’araignée gigantesques recouvraient tout. L’infrastructure de l’édifice s’était en partie effondrée, le mur du fond était partiellement défoncé, tandis qu’une épaisse et suffocante couche de poussière reposait sur le sol. Dans la pénombre épaisse, on pouvait discerner de gigantesques silhouettes menaçantes, couvertes de débris.

Certaines de ces silhouettes étaient cylindriques, d’autres bulbeuses, d’autres encore en forme d’œuf – ou plutôt d’œufs fêlés. La plupart étaient fendues en deux, ou tombaient en morceaux, voire n’étaient plus que de simples charpentes.

C’étaient là des vaisseaux spatiaux, tous à l’état d’épaves.

Zaphod déambula plein de frustration, parmi leurs carcasses. Il n’y avait rien ici qui fût, de près ou de loin, même vaguement, récupérable : la simple vibration de ses pas acheva de provoquer l’effondrement de l’une des épaves branlantes.

Vers le fond de l’édifice, toutefois, il découvrit un antique vaisseau, légèrement plus grand que les autres, et enfoui sous d’encore plus épaisses couches de poussière et de toiles d’araignée. Extérieurement, il semblait néanmoins intact. Zaphod s’en approcha avec curiosité et, ce faisant, buta sur un vieux câble d’alimentation.

Il voulut le repousser de côté et, à sa surprise, découvrit alors qu’il était encore raccordé au vaisseau.

À sa plus grande perplexité, il se rendit également compte que le câble bourdonnait légèrement.

Il considéra le vaisseau d’un air incrédule puis, de nouveau, le câble qu’il tenait.

Il ôta son veston et le jeta. Puis, s’étant mis à quatre pattes, il suivit en rampant le câble jusqu’au point où il se branchait à la coque. La connexion était en bon état et le léger bourdonnement se faisait ici plus net.

Il avait le cœur battant. Il essuya la saleté et colla l’oreille contre le flanc du vaisseau mais ne put déceler qu’un faible murmure indistinct.

Farfouillant fébrilement parmi les débris jonchant le sol alentour, il dénicha un petit bout de tuyau ainsi qu’une tasse en plastique non biodégradable. À partir de ces éléments, il se confectionna un stéthoscope rudimentaire qu’il plaça contre la coque.

Ce qu’il entendit lui mit la cervelle sens dessus dessous : « Les Croisières transtellaires présentent aux passagers leurs excuses pour le retard prolongé subi par ce vol. Nous attendons en effet toujours le complément de notre cargaison de serviettes en papier (parfum citron) destinées à pourvoir à votre confort, votre hygiène et votre rafraîchissement pour la durée du voyage. Dans cette attente, nous vous remercions encore pour votre patience. L’équipage va vous resservir incessamment du café et des biscuits. »

Zaphod recula, titubant, et contempla l’astronef, ébahi.

Il tourna un moment autour de l’appareil, stupéfié. Ce faisant, il avisa soudain un gigantesque tableau d’affichage, encore suspendu (quoique par une seule attache) au plafond au-dessus de lui. Bien qu’il fût maculé de saleté, certains de ses chiffres étaient encore lisibles.

Zaphod parcourut du regard les indications puis fit quelques rapides calculs. Ses yeux s’agrandirent.

« Neuf cents ans…», murmura-t-il enfin dans un souffle. Car tel était en effet l’âge du vaisseau.

Deux minutes plus tard, il était à bord.

Lorsqu’il déboucha du sas, l’air qui l’accueillit était frais et vivifiant : la climatisation fonctionnait toujours.

L’éclairage aussi.

Quittant le petit sas d’accès, il déboucha sur une étroite coursive qu’il descendit à pas nerveux.

Une porte s’ouvrit soudain et une silhouette s’interposa sur son passage :

— Veuillez regagner votre place, monsieur, je vous prie », dit l’hôtesse androïde et, lui tournant le dos, elle enfila la coursive.

Quand son cœur eut recommencé à battre, Zaphod la suivit. Elle ouvrit la porte à l’extrémité de la coursive et la franchit. Il la franchit également.

Ils se trouvaient à présent dans la cabine des passagers et le cœur de Zaphod s’arrêta de battre une seconde fois :

Chacun des sièges était en effet occupé par un passager ou une passagère.

Leurs cheveux étaient longs et mal peignés, leurs ongles démesurés, et tous les hommes portaient la barbe.

Tous étaient on ne peut plus vivants – mais endormis.

Zaphod était glacé d’horreur. Comme dans un rêve, il descendit lentement l’allée centrale. Le temps qu’il soit à mi-chemin l’hôtesse avait déjà gagné l’autre bout. Elle se retourna et parla :

« Bon après-midi, mesdames et messieurs, dit-elle d’une voix sucrée, et merci de rester en notre compagnie durant ce léger contretemps. Nous redécollerons aussi rapidement que possible. Si vous voulez bien à présent vous réveiller, je vais vous servir le café et les biscuits. »

On entendit un léger bourdonnement et tout de suite après, tous les passagers s’éveillèrent.

Ils s’éveillèrent en hurlant et en agrippant les harnais et autres équipements de survie qui les maintenaient fermement contre leur siège. Ils hurlèrent et glapirent et braillèrent, au point que Zaphod eut l’impression que ses tympans allaient éclater.

Ils se débattaient et trépignaient tandis que l’hôtesse parcourait patiemment l’allée en déposant devant chacun d’eux une petite tasse de café et un paquet de biscuits.

Puis l’un des passagers se leva de son siège.

Il se tourna et regarda Zaphod.

Zaphod sentit sur tout son corps la peau se hérisser comme si elle avait l’intention de se détacher. Il fit demi-tour, bien décidé à fuir cet asile de fous.

Plongeant à travers la porte, il renfila le corridor.

L’homme était sur ses talons.

Courant comme un dératé, il parvint au bout de la coursive, franchit le sas d’accès, et poursuivit au-delà. Arrivé à la passerelle de commandement, il en claqua la porte et la verrouilla derrière lui. Il s’adossa au battant, hors d’haleine. Au bout de quelques secondes à peine, un poing se mit à frapper contre le panneau.

De quelque part sur la passerelle, une voix métallique s’adressa à lui : « Les passagers ne sont pas admis sur la passerelle de commandement. Veuillez regagner votre place, je vous prie, en attendant le décollage. Café et biscuits vous sont en ce moment servis. C’était un message de votre autopilote. Veuillez regagner votre place, merci. »

Zaphod ne dit mot. Il haletait et, derrière lui, le poing continuait de marteler la porte.

— Veuillez regagner votre place, répéta l’autopilote. Les passagers ne sont pas admis sur la passerelle de commandement.

— Je ne suis pas un passager, hoqueta Zaphod.

— Veuillez regagner votre place.

— Mais je ne suis pas un passager ! s’écria de nouveau Zaphod.

— Veuillez regagner votre place.

— Je ne suis pas un… eh ! coucou ? Vous m’entendez ?

— Veuillez regagner votre place.

— Vous êtes l’autopilote ? demanda Zaphod.

— Oui, dit la voix issue de la console de pilotage.

— C’est vous qui avez la responsabilité de ce vaisseau ?

— Oui, répéta la voix. Nous avons eu un léger contretemps. Les passagers devront rester encore provisoirement en animation suspendue, pour leur confort et leur agrément. Café et biscuits leur sont servis chaque année, en suite de quoi ils retournent en animation suspendue, afin d’y retrouver agrément et confort. Le départ aura lieu sitôt que nos soutes seront pleines. Veuillez encore nous excuser de ce léger contretemps.

Zaphod s’écarta de la porte contre laquelle le martèlement avait à présent cessé. Il s’approcha de la console de pilotage. Puis s’écria :

— Un léger contretemps ? Vous avez vu le spectacle, dehors ? Plus rien ! Un désert ! La civilisation a disparu depuis belle lurette, mon vieux. Terminés, les arrivages de serviettes en papier (parfum citron).

— La probabilité statistique, poursuivit l’autopilote, imperturbable, est que d’autres civilisations doivent nécessairement apparaître. Un jour, il y aura de nouveau des serviettes en papier (parfum citron). D’ici là, nous devons compter sur un léger retard. Veuillez regagner votre place, s’il vous plaît.

— Mais…

Mais à cet instant la porte s’ouvrit.

Zaphod virevolta pour se retrouver face à l’homme qui l’avait poursuivi. Il portait une grosse mallette. Vêtu avec élégance, il avait les cheveux taillés court et ne portait ni barbe ni ongles démesurés.

— Zaphod Beeblebrox, dit-il. Mon nom est Zarniwoop. Je crois que vous désiriez me voir.

Zaphod Beeblebrox était ébahi. Ses bouches n’étaient capables de proférer que des niaiseries. Il s’affala dans un fauteuil.

— Oh ! la la ! mon vieux ! oh ben mon vieux… mais enfin, d’où sortez-vous donc ? finit-il par dire.

— Je vous ai attendu ici, dit-il sur un ton très professionnel.

Il posa la mallette et prit un autre fauteuil.

— Je suis heureux que vous ayez suivi les instructions, poursuivit-il. Je craignais quelque peu que vous n’ayez quitté mon bureau par la porte plutôt que par la fenêtre. Alors là, vous auriez eu de sérieux ennuis.

Zaphod hocha ses deux têtes et marmonna indistinctement.

— En franchissant la porte de mon bureau, continuait toujours Zarniwoop, vous avez pénétré dans mon Univers artificiel recréé par synthèse électronique et si jamais vous étiez ressorti par la porte, vous auriez aussitôt réintégré l’Univers réel. L’artificiel fonctionne à partir d’ici. (Il tapota sa mallette avec suffisance.)

Zaphod le fusilla d’un regard haineux et méprisant. Il grommela :

— Quelle différence ?

— Aucune, dit Zarniwoop. Ils sont identiques. Oh… sauf que, je crois, les Chasseurs sont gris en réalité.

— Alors, quel intérêt ? cracha Zaphod.

— C’est tout simple, dit Zarniwoop.

Cette complaisance assortie de suffisance faisait bouillir Zaphod.

— Très simple même, répéta-t-il. J’ai trouvé les coordonnées où l’on pouvait dénicher notre homme. L’homme qui dirige l’Univers. Et j’ai découvert que son repaire était protégé par un champ d’improbabilité. Afin de protéger mon secret (et de me protéger moi-même) je me suis réfugié dans la sécurité de cet Univers totalement artificiel et là je me suis dissimulé à l’intérieur de ce vaisseau de ligne oublié. En lieu sûr. Entretemps, vous et moi…

— Vous et moi ? l’interrompit Zaphod avec colère. Vous voulez dire que je vous ai connu ?

— Effectivement, confirma Zarniwoop. Nous nous sommes très bien connus.

— C’est que je n’avais aucun goût, remarqua Zaphod avant de replonger dans un silence boudeur.

— Entre-temps, donc, vous et moi avions mis sur pied votre opération de détournement du vaisseau muni du générateur d’improbabilité – le seul à pouvoir atteindre la planète du Maître du Monde – et son acheminement jusqu’ici. Je suppose que c’est effectivement ce que vous avez accompli et je vous en félicite.

Il lui adressa un fin sourire que Zaphod avait bien envie de défoncer à coups de briques.

— Oh… et au cas où vous vous poseriez la question, ajouta Zarniwoop, le présent Univers a été créé tout exprès pour que vous y pénétriez. Vous êtes par conséquent le personnage le plus important de cet Univers. Jamais sinon (ajouta-t-il avec un encore plus défonçable sourire) vous n’auriez pu survivre au Vortex à Perspective totale dans le monde réel. Bon, on y va ?

— Où ça ? » demanda Zaphod, maussade. Il se sentait très abattu.

— À votre vaisseau, tiens. Le Cœur-en-Or. Vous l’avez bien amené avec vous, je suppose ?

— Non.

— Où avez-vous fourré votre veston ? » Zaphod le considéra, abasourdi.

— Mon veston ? Il est dehors. Je l’ai enlevé.

— Parfait. Eh bien sortons le récupérer.

Zarniwoop se leva et fit signe à Zaphod de le suivre.

De retour dans le sas, leur parvinrent de nouveau les cris des passagers abreuvés de café et gavés de biscuits.

— Ça n’a pas été particulièrement agréable de vous attendre, observa Zarniwoop.

— Pas agréable pour vous ! s’exclama Zaphod. Et que dire des…

Zarniwoop, d’un doigt, lui intima le silence tandis que s’ouvrait la porte extérieure du sas. À quelques pas de là, ils pouvaient apercevoir le veston de Zaphod parmi les détritus.

— Un vaisseau remarquable – et remarquablement puissant, observa Zarniwoop. Tenez, regardez.

Et comme ils regardaient, la poche du veston se boursoufla soudain. Se décousit, se déchira. Le modèle réduit en métal du Cœur-en-Or (que Zaphod avait été tout étonné de découvrir au fond de sa poche) était en train de grossir.

Il grossissait. Il grossissait toujours. Jusqu’à atteindre, au bout de deux minutes, sa pleine taille.

— Le tout, dit Zarniwoop, avec un niveau d’improbabilité de… oh ! je ne sais pas. Mais quelque chose d’assez considérable.

Zaphod vacilla.

— Vous voulez dire que je l’ai gardé sur moi tout le temps ?

Zarniwoop sourit. Il souleva sa mallette et l’ouvrit.

À l’intérieur, un simple interrupteur qu’il bascula en s’exclamant :

— Adieu, Univers artificiel. Bonjour, le réel !

Le paysage devant eux sembla se brouiller fugitivement puis reparut, exactement tel qu’auparavant.

— Vous voyez, dit Zarniwoop : exactement pareil !

— Vous voulez dire, répéta Zaphod, tendu, que je l’ai gardé sur moi tout le temps ?

— Mais oui, bien sûr. C’était d’ailleurs toute l’astuce.

— Eh bien voilà, dit Zaphod. Maintenant, ne comptez plus sur moi, surtout ne comptez plus sur moi. J’en ai eu largement ma dose. Vous pouvez continuer de jouer tout seul.

— C’est que je crains que vous ne puissiez abandonner comme ça, observa Zarniwoop. Vous êtes pris à présent dans le champ d’improbabilité. Impossible de vous échapper.

Il sourit à nouveau de ce sourire que Zaphod avait eu envie de défoncer et cette fois, Zaphod se laissa faire.

 

Le Dernier Restaurant avant la Fin du Monde
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